“Ne craignez pas la perfection, vous ne l’atteindrez jamais”, Salvador Dali.
Sandrine est ma cliente depuis peu. Ses enfants ont récemment fait un test WISC (test de référence pour mesurer le QI des enfants et des adolescents) : en s’intéressant au sujet, Sandrine a découvert combien elle se reconnaissait dans ces caractéristiques. Elle vient travailler avec moi pour mieux appréhender cette spécificité dans son environnement professionnel.
Aujourd’hui, je lui trouve les traits tirés, comme abattue.
“Je n’y arrive pas” me dit-elle, laissant retomber ses mains. “Je suis complètement débordée. A chaque fois c’est la même chose : j’y passe des soirées entières pour pouvoir finir, et je suis quand même en retard.
Et vous savez ce que dit mon manager ? il dit que je suis perfectionniste. Perfectionniste! Mais pas du tout! il s’agit seulement de rendre un vrai travail! Peut-être que les autres rendent leurs dossiers la veille, mais je peux vous dire ce que ça donne ! c’est bâclé!”
Les mécanismes du perfectionnisme
En travaillant avec Sandrine, nous mettons progressivement au jour les mécanismes qui la conduisent à exiger d’elle-même et des autres un travail parfait.
Pour un perfectionniste, il est essentiel que son travail soit irréprochable et parfaitement abouti. La plupart du temps, cela s’accompagne aussi d’une très forte exigence vis à vis des autres. Le problème, c’est que ces exigences sont souvent trop élevées, aussi bien pour soi que pour les autres. Et que se passe-t-il quand on n’arrive pas à réaliser les objectifs qu’on s’était fixés ? on est déçu. De soi-même, des autres.
L’effet très pervers de ce système, c’est que ce sentiment de déception va jusqu’à la honte, la culpabilité, le sentiment d'infériorité. (1) Et soudain, on se retrouve dans un triste cercle vicieux.
La tension monte, et peut engendrer plusieurs problèmes :
un comportement agressif envers soi-même (comme le dit Sandrine “je n’y arrive pas”, mais d’autres clients me disent aussi “je suis vraiment nul”) ou envers les autres (“c’est du travail bâclé”, ou “mais qu’est ce qu’ils peuvent être nuls alors!”);
un épuisement (“je suis complètement débordée”, me dit Sandrine, “je n’en peux plus”);
une paralysie (“je préfère ne pas faire plutôt que d’échouer à faire parfaitement”);
une critique venant des autres (“on me dit que j’en demande trop aux équipes”, “on me dit que je suis dure, que je veux tout contrôler”).
Sandrine a des exigences très élevées. Elle n’imagine pas rendre un travail qui ne soit pas “à la hauteur”... à la hauteur de quoi, voilà la question ! Sandrine se pose à elle-même des objectifs ambitieux, qui la conduisent à ne jamais être satisfaite, et à avoir le sentiment de ne pas arriver à faire ce qu’elle doit faire.
Je vous propose de résumer avec cette équation : la satisfaction du résultat est égale à la perception du résultat, moins les prétentions.
satisfaction =perception(résultat)-prétentions
(Pour plus d’informations sur ce sujet, je vous renvoie vers les ouvrages de Daniel Kahneman.(2))
Nous verrons plus loin comment travailler avec cette équation.
Les zèbres sont-ils tous perfectionnistes ?
J’entends déjà les commentateurs qui vont me dire : “mais moi, je suis zèbre, et je ne suis pas du tout perfectionniste.”
Alors, tous les zèbres sont-ils perfectionnistes ? Une grande majorité le sont. J’en connais aussi qui ne le sont pas, ou différemment.
Pourquoi les zèbres sont-ils plus enclins à être perfectionnistes ?
Les zèbres ont une inclination à l’autocritique très aiguë. Les personnes les plus brillantes sont souvent les dernières à s’en rendre compte, indique Mary-Elaine Jacobsen.(3) J’entends souvent mes clients me dire que ce qu’ils font n’est pas suffisant, pas assez bien, qu’ils sont déçus, qu’ils pourraient faire plus.
Les zèbres ont un sens de l’engagement très fort. Pour Sandrine, l’engagement est une valeur. Elle travaille pour son entreprise comme si c’était la sienne. “Je ne comprends pas, me dit-elle, les autres ont l’air si détendu par rapport aux résultats! mais pourtant, c’est notre boîte! on lui donne tellement! comment peuvent-ils être si détachés?”
Cette loyauté est parfois nocive, elle peut empoisonner les individus au point de faire passer l’intérêt de l’entreprise avant le leur.
Les zèbres aspirent non seulement à la perfection du résultat mais aussi au dépassement de soi. C’est une forme d’exigence d’absolu, qui transparaît dans leur personnalité.
Monique de Kermadec et Arielle Adda en parlent très bien dans leurs ouvrages (4) : elles évoquent une propension à chercher et atteindre la perfection de l’âme”, un “inaccessible idéal du moi”. Dans le cas de Sandrine, cela se traduit par “je suis convaincue que je peux faire quelque chose d’incroyable “, une tension perceptible entre l’idéal de ce que l’on pourrait être et ce qu’on est réellement. Comme le dit Sandrine, quand on touche au principe de réalité, c’est comme un deuil à chaque fois.
Beaucoup de zèbres éprouvent une véritable peur à l’idée d’échouer. Paradoxal, me direz-vous : quand les objectifs sont élevés, la probabilité d’échouer est plus forte. C’est une des injonctions paradoxales que j’entends souvent chez mes clients : je me fixe des buts extrêmements difficiles à atteindre et je dois les atteindre. Pour Sandrine, par exemple, il s’agira de rendre un dossier parfait, sans aucune erreur. Pour une autre de mes clientes, ce sera de réussir à mener de front plusieurs projets, avec succès. Pour Daniel, c’est d’utiliser toujours les mots exacts, d’être dans une précision absolue. Pour Jean-Pierre, c’est plutôt de savoir répondre à toutes les questions de son manager, sans hésitation.
Le paradoxe des zèbres c’est qu’ils ont besoin de challenge intellectuel et que de façon simultanée, ils le redoutent. Car s’ils échouent, c’est souvent la preuve pour eux qu’ils sont des imposteurs.
C’est parfois cette peur là qui provoque la paralysie dans le perfectionnisme : quand les objectifs sont inatteignables, la rigidité s’installe, et finalement, plus rien ne peut bouger.
L’intuition : les zèbres savent que ce que pourrait être l’idéal dans une situation donnée. Ils le perçoivent, il le sentent. Ils peuvent l’imaginer, presque le palper. Ne pas y arriver, ou être dans l’impossibilité de faire arriver son équipe ou son entreprise à ce résultat, est extrêmement frustrant.
Perfectionnisme extrinsèque, ou intrinsèque ?
Pour Paula Prober, il existe deux sortes de perfectionnisme : (5)
Perfectionnisme extrinsèque : ce perfectionnisme là est peu sain, presque pathologique.
Les perfectionnistes extrinsèques croient qu’ils ne sont aimés que pour leurs résultats, essaient de ne jamais décevoir, pensent que leurs erreurs prouvent qu’ils ne sont pas dignes de leur poste et leur donnent un sentiment d'infériorité, et préfèrent ne pas essayer s’ils ne sont pas certains de réussir du premier coup.
La pression de ce type de perfectionnisme est très élevée. Selon Paula Prober, les perfectionnistes de ce type ont un besoin addictif de recevoir du feedback positif de leur management. Dans ce type de perfectionnisme, nous sommes submergés de demande de la part des autres, en attente d’affection, et en épuisement de nos ressources.
Perfectionnisme intrinsèque : ce perfectionnisme là est plutôt sain, positif.
C’est celui qui fait qu’on se bat pour l’harmonie, la justice, la beauté, il est idéaliste et s’appuie sur un besoin de profondeur et de précision. C’est celui qui produit les cathédrales, les smartphones, les symphonies…
Selon Roedell, « dans sa forme positive, le perfectionnisme peut fournir l'énergie motrice qui conduit à de grandes performances. Le souci méticuleux du détail que requiert la recherche scientifique, le zèle qui pousse les compositeurs à travailler sans relâche jusqu'à ce que leur musique reproduise les sons merveilleux que l'imagination leur faisait entendre, et la ténacité des peintres qui restent à leur chevalet jusqu'à ce que leur œuvre corresponde exactement à leur dessein, tout cela résulte du perfectionnisme. » (6)
Choisir le perfectionnisme positif
“Ah non”, me dit Sandrine au départ, “je ne baisserai pas mes standards, je ne vais pas me complaire dans un travail moyen sous prétexte que les autres le font !”
Il ne s’agit pas d’appauvrir son travail ni de le réduire à un minimum. Reprenons notre équation...
satisfaction = perception(résultat)-prétentions
...nous avons deux leviers de travail. Le premier, c’est la perception de notre résultat, le second, nos prétentions.
Ce devoir de perfection ne nous est dicté que par nous-même. Utilisons donc notre exigence à bon escient.
Améliorer la perception de notre résultat :
Elle est en relation étroite avec la perception que nous avons de notre valeur. Commençons donc par prendre conscience que notre valeur n’est pas dépendante de notre intelligence, ni de ce que nous réalisons. C’est lâcher le masque de la perfection, et apprendre à gérer la déception, quand rien n’est jamais parfait.
Diminuer le son de la petite voix intérieure critique qui nous crie constamment que ce n’est pas assez, pas suffisant. Prendre conscience que la voix est stridente, et avec douceur, baisser le volume.
Il est fréquent que les zèbres n’aient que peu d’expérience du processus consistant à échouer et recommencer. Il leur faut prendre conscience que les compétences s’acquièrent. Réussir requiert du temps, de l’investissement, parfois de la lutte, souvent des erreurs et des échecs. Comme le dit très bien Paula Prober “When something is difficult and you are uncomfortable with the struggle, remind yourself that you are upgrading your brain” (5)
2. Ajuster ses prétentions :
Béatrice Millêtre propose de se poser la question de l’utilisateur final : pour qui engage-t-on ce travail ? (7) Cela permet de relativiser.
Essayer de mesurer le besoin de perfection à chaque situation donnée : prendre conscience des moments où notre travail n’a pas besoin d’être d’une extrême finesse, ou que l’enjeu est moindre. Parfois, avoir une vue d’ensemble, ou avoir repéré un point important, est plus précieux que la perfection. Si c’est possible, cette mesure peut être faite avec son manager.
Se souvenir que la qualité principale d’un travail est d’être terminé. Quand Sandrine produit un document, elle y revient de nombreuses fois, sans être satisfaite de sa production, elle le réécrit, et le retravaille et y revient encore… et elle dépasse régulièrement les dates fixées.
La loi de Pareto : le principe de la loi de Pareto est que "80% des effets sont le produit de 20% des causes”. Donc, 20% des efforts mènent à 80% des résultats. A partir de ces 80%, demandons-nous si nous avons besoin d’aller plus loin. Si vous atteint 80% de votre objectif avec 20% de vos efforts (ou parfois moins, pour les zèbres…) qu’allez-vous faire avec les 80% d’énergie qui vous restent ?
Et si ces 80% du résultat suffisent, chercher les 20% supplémentaires peut aussi être une vraie perte de temps.
Il est des situations où le perfectionnisme, même sain, est inadéquat. En particulier lorsque l’agilité et la vitesse d’exécution sont clé (comme dans le cas des start-ups ou du numérique par exemple). Comme le dit Reid Hoffman, fondateur de Linked In, "if you're not embarrassed by the first version of your product, you’ve launched too late”.(8)
Trouver un équilibre entre le perfectionnement et la perfection : “La poursuite des perfectionnements exclut la recherche de la perfection. Perfectionner s'oppose à parfaire.” Paul Valéry (9)
Utiliser le perfectionnisme sain pour s’accomplir
Béatrice Millêtre écrit “C’est surtout un formidable moteur pour avancer, l’exigence pousse les gens à donner le meilleur d’eux mêmes” (7)
Grâce à la distinction entre perfectionnisme extrinsèque ou intrinsèque, et au travail sur votre propre équation du perfectionnisme, vous vous orientez vers un perfectionnisme sain ?Utilisez-le pour vous accomplir.
Ce que cherchent les zèbres, dans le perfectionnisme, c’est l’entéléchie : un état de parfait accomplissement de l’être, selon Aristote, qui permet à l’esprit ou au coeur de trouver son plein épanouissement.
L'entéléchie est comme une force intérieure, qui nous pousse à devenir, à être plus, à investir tout notre potentiel : comme me le disait ma cliente, “je suis intimement convaincue que je peux faire quelque chose d’incroyable”.
Le perfectionnisme sain est donc aussi … un des vecteurs d’accomplissement de soi (10), et la poursuite de ses exigences est inhérente au processus d’épanouissement personnel. (3)
Et vous, comment utilisez-vous votre perfectionnisme ?
1 - Gifted Adults in Work, Noks Nauta
2 - Daniel Kahneman, Thinking fast and slow, Penguin, 2012
3 - The gifted adult, a revolutionary guide for liberating your everyday genius, Mary-Elaine Jacobsen, Ballantine Books, 1999.
4 - Arielle Adda, Thierry Brunel, Adultes sensibles et doués, Odile Jacob, 2015
et Monique de Kermadec, L’adulte surdoué, Albin Michel, 2011
5 - Paula Prober, Your rainforest mind, Sarah Wilson, 2016
6 - Wendy C. Roedell, « Vulnerabilities of highly gifted children », dans Roeper Review, vol. 6, no 3
7 - Béatrice Millêtre, Le vrai livre des surdoués, Payot psy, 2017
9 - Paul Valéry, Variété
10 - Linda Silverman, Giftedness 101, Spencer publishing company, 2012
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